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Camille Erlanger et La Sorcière
Une conférence de Jacques Tchamkerten donnée à Genève le 12 décembre 2023

Camille Erlanger… C’est toute une époque, il suffit, pour s’en rendre compte, de regarder le cliché qui orne l’argument du programme de la Salle Favart. Avec son chapeau melon et sa veste jaquette, Erlanger évoque les premiers romans de Colette Willy, les abatages féroces de l’Ouvreuse, Panthéon-Courcelles et l’Exposition Universelle. L’esthétique du compositeur a ce même air compassé que les images de son temps.

Voilà ce qu’on lisait en 1933, sous la plume du critique Myr Chaouat, dans un article du périodique « La Rampe » rendant compte d’une reprise du Juif Polonais de Camille Erlanger, décédé en 1919. 

1919-1933 : quatorze ans après sa disparition, Erlanger et son esthétique semblent donc irrémédiablement démodés, emportés dans les turbulences esthétiques des années vingt. 


Pourtant, ce compositeur qui occupa une place éminente dans la vie musicale parisienne et dans le théâtre lyrique des premières années du vingtième siècle, fut en son temps un « monstre sacré », et les premières de ses opéras occupaient une place en vue dans les colonnes des gazettes de l’époque. 

Bien que vite associé à un temps révolu, il fut pourtant considéré dans sa jeunesse comme un dangereux révolutionnaire que le très conservateur Arthur Pougin poursuivait de sa vindicte après l’exécution de l’oratorio St Julien l’Hospitalier en 1894 :

Camille Erlanger

(1863 - 19119)

Quand M. Camille Erlanger et ses joyeux compagnons de débauche musicale auront usé et abusé des dissonances les plus farouches, quand ils auront entassé des Pélion de quintes augmentées sur des Ossa de septièmes diminuées,  quand ils auront accumulé modulations sur modulations, enharmonies sur enharmonies, […] quand ils auront fait gémir, crier, grincer, hurler, mugir, tonner les trompettes, les trombones, les bombardes, les cymbales et la grosse caisse, quand ils auront fait saigner nos oreilles de toutes les façons, qu’ils nous auront déchiré le tympan, qu’ils nous auront torturés à déplaisir, qu’ils se seront efforcés de nous faire oublier à jamais la notion de la tonalité, qu’ils auront détruit en nous toute espèce de sentiment musical – en seront-ils plus avancés, et leur satisfaction sera-t-elle décidémment complète ?

Et de demander une censure musicale « qui aurait mission d’arrêter au passage toute inconvenance, tout libertinage, toute polissonnerie artistique » ainsi « qu’une muselière pour les prétendus artistes atteints d’hydrophobie ou des douches pour ceux dont la raison s’est égarée » 

 

En fait, Camille Erlanger partage le sort de nombreux compositeurs français de ce qu’il est convenu d’appeler la « belle époque » : les révolutions esthétiques qui suivirent les deux guerres les reléguèrent parmi les auteurs au style irrémédiablement démodé, au point que, lorsqu’on croise dans les encyclopédies les noms de Bachelet, Hüe, Leroux, Büsser ou Fourdrain, il est bien difficile de se faire une idée de leurs musiques, disparues de toutes les scènes et de toutes les estrades. Après tout, Massenet, aujourd’hui largement joué, représenté et enregistré, ne survivait guère, il y a quarante ans que par Manon, et Werther et il était de bon ton de mépriser son inspiration jugée faible et sentimentale.

 

Dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, la création musicale parisienne est incroyablement foisonnante et les querelles esthétiques vont bon train. Aux traditionnalistes, - Saint-Saëns, Gounod, Massenet, Dubois - s’opposent les disciples de César Franck qui ne voient de salut que dans le renouveau de l’art sacré et dans les folklores des régions françaises. A ces derniers s’oppose une nouvelle génération aux tendances plus hédonistes, voir impressionnistes, autour de Fauré et Debussy, puis Ravel. Sur tous ces musiciens, l’ombre de Wagner plane fortement ; on l’adule, on le déteste ou on s’en distancie, mais sa vision du drame lyrique, son système harmonique et son emploi des motifs conducteurs marquent les créateurs de toutes tendances ; ce sera naturellement le cas d’Erlanger.

Dans ces années, l’enseignement officiel de la composition musicale est largement tourné vers le théâtre lyrique. Le couronnement, la consécration suprême c’est le 1er grand Prix de Rome, décerné par l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut de France. Après moult éliminatoires et mises en loges, le candidat se voit remettre le texte d’une cantate à trois personnages qu’il doit composer et orchestrer en quatre semaines. Il s’agit ni plus ni moins d’un succédané d’opéra avec ses airs, ses récitatifs et ses ensembles dans lequel le l’apprenti compositeur doit montrer tout son savoir et son métier…en ayant garde de ne pas manifester une originalité ou des audaces susceptibles de déplaire aux académiciens constituant le jury. Berlioz, Debussy, Lili Boulanger, Dutilleux remporteront la timbale, Florent Schmitt s’y reprendra à cinq fois, et parmi les candidats malheureux certains feront tout de même de belles carrières : Saint-Saëns, Ravel, Messiaen et Paul Dukas dont la cantate Velléda devra s’incliner devant celle de son condisciple, un certain Camille Erlanger.

Rien, au premier abord, ne prédispose Camille Erlanger à une carrière musicale. Ses parents, qui ont quitté leur Alsace natale pour Paris, sont de modestes commerçants éloignés du monde artistique. Né le 24 mai 1863, l’enfant manifeste des dispositions évidentes pour la musique. Il entre en 1881 au Conservatoire où il travaille notamment le piano avec Georges Mathias, l’harmonie avec Emile Durand avant d’être admis en 1886 dans la classe de composition de Léo Delibes, l’auteur de Coppélia et Lakmé. C’est au terme de ses études avec ce dernier qu’Erlanger remporte en 1888 le 1er grand Prix de Rome L’heureux lauréat se voit donc envoyé dans la ville éternelle où, jusqu’en 1891, il séjourne à la villa Médicis au frais de l’Etat français. C’est là qu’il compose l’œuvre qui va attirer l’attention sur lui : St Julien l’hospitalier, oratorio profane d’après le conte éponyme de Gustave Flaubert fera, en dépit de la fureur d’Arthur Pougin, grande impression sur le public lors de sa création en 1894, et reste une de ses partitions les plus remarquables. Ce succès contribuera à lui ouvrir les portes du Théâtre National de l’Opéra-Comique. 

Camille Erlanger à l’époque de son Prix de Rome (ca 1888)

KERMARIA (1897)

frontispice de la partition piano

et chant  par Vincent Lorant- Heilbronn

C’est sans doute par son maître Léo Delibes qu’Erlanger est introduit dans le salon d’Isaac de Camondo, banquier, diplomate, collectionneur d’art et compositeur amateur, dont l’opéra le Clown sera représenté à l’Opéra-Comique. En 1902, le musicien épouse une petite cousine de Camondo, Irène Hillel-Manoach (1878-1920) qui, sous le nom de Claude Lorrey, publiera de nombreux poèmes dont certains seront mis en musique par son époux. Férue d’occultisme, elle est surtout l’auteur3 d’un roman initiatique, Voyage en kaléidoscope, paru en 1919 qui deviendra un classique de la littérature ésotérique et suscitera l’engouement des surréalistes. Elle écrit également les scénarios de plusieurs films réalisés par la cinéaste Germaine Dulac.

Leur mariage sera rompu en 1912 à cause de la liaison trop ostensible que le compositeur entretient avec sa belle et talentueuse interprète, la soprano Marthe Chenal dont nous aurons l’occasion de reparler. 

Marthe Chenal en Zoraya, dans la SORCIÈRE

Sur un livret d’un jeune journaliste et écrivain toulousain Pierre-Barthélémy Gheusi, Erlanger compose Kermaria, idylle d’Armorique en trois actes. Dans un cadre breton, le livret mêle hardiment le fantastique et le légendaire et fait cohabiter moine maudit, spectre, orgue magique et amoureux chastes, des ingrédients qu’on croirait sortis de Robert le Diable bien singuliers en un temps ou triomphent symbolisme et naturalisme !

Créée en février 1897, l’œuvre n’obtient qu’un succès médiocre et ne sera jamais reprise.

Le compositeur sera plus heureux avec Le Juif polonais, sous-titré « conte d’Alsace en trois actes » d’après un roman d’Erckmann-Chatrian, sombre drame de la culpabilité et du remords, qui se rattache à l’esthétique naturaliste représentée alors par des compositeurs tels qu’Alfred Bruneau ou Gustave Charpentier. Créé avec succès à l’Opéra-Comique en 1900, le Juif polonais sera assez régulièrement repris jusqu’à la fin des années trente.

LE JUIF POLONAIS (1900)

Mais laissons la parole au fils d’Irène et de Camille, Philippe Erlanger (1903-1987), haut fonctionnaire, écrivain et critique d’art, l’un des initiateurs du festival de Cannes, qui évoque ses parents dans son livre de souvenirs La France sans étoile :

 

Mon père, dont le Juif polonais et Aphrodite firent des centaines de fois les beaux soirs de l’Opéra-Comique, était célèbre au point de n’avoir pas à payer son tailleur. Ce commerçant ne croyait pas perdre au change en inscrivant sur la grande glace de son magasin : « Fournisseur de Camille Erlanger ». Mon père tournait la tête à toutes les femmes. Je devais trouver un jour, selon les traditions romanesques de l’époque, des liasses de lettres d’amour. Leurs auteurs usaient parfois d’un papier quadrillé, parfois de somptueuses imitations de parchemin auxquelles ne manquaient pas la couronne fermée.

La cantatrice Marthe Chenal qui aurait pu servir de modèle à la Vénus de Milo […] alla un jour trouver ma mère incroyablement aveugle. Elle lui dit :

- Nous aimons le même homme. Il faut que nous vivions ensemble tous les trois.

C’était un usage qu’avait mis à la mode chez les intellectuels évolués le mari de Colette, Willy, qu’on croyait alors le seul auteur des Claudine. Ma mère se flattait de marcher à l’avant-garde de la littérature. Chenal fut déçue de constater que sa morale n’en restait pas moins bourgeoise-

- Puisqu’il en est ainsi, dit-elle, je serai votre ennemie mortelle.

Mes parents divorcèrent quelques temps après. Ils n’avaient pourtant pas cessé de s’aimer et renouèrent à la première occasion. Mais Armand Fallières régnant, le divorce n’était pas une plaisanterie. On le pardonnait difficilement à une femme, même si le tribunal avait reconnu les torts de son mari. Une réconciliation publique, succédant à un tel esclandre, l’aurait mise au ban de la société.

Soucieux de ménager ma grand-mère, mes parents menèrent dès lors dans la clandestinité leur vie d’amants inadmissibles.

C’est sans doute peu après son retour de Rome qu’Erlanger fit la connaissance du poète Catulle Mendès, poète parnassien à l’expression flamboyante, auteur de livrets d’opéras pour des auteurs aussi divers que Chabrier, Massenet, Messager ou Reynaldo Hahn. Ensemble ils vont s’atteler à un drame musical en cinq actes, Le Fils de l’Etoile dont la composition s’étalera de 1896 à 1903 environ.

Le livret met en scène un épisode de l’histoire du peuple juif, le soulèvement provoqué par la décision de l’empereur Hadrien de construire une ville sur l’emplacement du temple de Jérusalem. La plume fleurie de Mendès transforme cet épisode en une vaste fresque de goût épico-wagnérien dont l’expression flamboyante et les lourds symboles ésotériques ne craignent ni l’opacité, ni les vers de mirliton.

La partition atteste les ambitions d’Erlanger – la réduction chant et piano ne comporte pas moins de 397 pages – comme en témoignent la complexité de la construction, et l’orchestration très fournie. C’est avec cet ouvrage que le musicien met au point son système de sujets musicaux qu’il décrit dans une interview de juillet 1904 avec André Sardou, son futur collaborateur de La Sorcière, un texte qui donne une idée précise de sa technique de composition :

LE FILS DE L’ETOILE  (1904) Frontispice de la partition  piano et chant par Carlos  Schwabe

Je me suis efforcé de donner à mon œuvre [...] la plus grande unité et cohésion possibles ; pour cela j’ai construit ma partition sur des Sujets musicaux ; ces Sujets musicaux je les développe, les entremêle et les amalgame de manière à dépeindre les différents états d’âme de mes personnages et je crois de façon assez claire pour qu’un auditeur attentif puisse se rendre compte par eux de tous les conflits de sentiments des diverses situations dramatiques [...]. Je m’explique : pour un personnage, je veux spécialement dégager sa signification propre, sa mentalité, son physique, afin d’en faire en quelque sorte un caractère musical expressif de telle sorte que tout ce qui l’entoure, ou en un mot, l’atmosphère, encadre véritablement et naturellement cette image qui y évolue. J’ai donc écrit Le Fils de l’Etoile selon l’idéal lyrique, c’est-à-dire une action dont la symphonie condense et dramatise toute l’essence morale et émotionnelle. J’ai travaillé à fond, fouillé dans les moindres détails, mon ouvrage.

Mary Garden et Léon Beyle dans Aphrodite (1906) caricatures de Maurice Lourdey

Malgré l’accueil plutôt favorable de la critique et le faste de sa réalisation scénique Le Fils de l’Etoile ne remportera qu’un succès assez moyen et disparaît du répertoire après vingt-cinq représentations.

Parallèlement au Fils de l’Etoile, le musicien compose l’œuvre qui sera son succès le plus durable : Aphrodite, dont le livret de Louis de Grammont adapte à la scène le fameux roman de Pierre Louÿs. La charge érotique de l’argument, le faste de la mise en scène de la création à l’Opéra-Comique en 1906 et la présence de Mary Garden, puis de Marthe Chenal dans le rôle de Chrysis compteront pour beaucoup dans le grand succès remporté par l’ouvrage, mais la musique d’Erlanger, avec son sens inné du décor sonore, son traitement très personnel des motifs conducteurs et la physionomie souvent inattendue de ses motifs mélodiques auront tout autant d’importance dans la réussite d’une œuvre dont la musicologue Leslie Wright dira à juste titre que « son caractère hybride est peut-être plus révélateur des commencements du modernisme que d’autres partitions plus égales ».

En 1909, Erlanger fait représenter à Bordeaux Bacchus triomphant grand spectacle de plein-air célébrant le vignoble et le vin, puis, en 1911 à Rouen L’aube rouge, un drame étonnant se déroulant dans les milieux nihilistes russes. 

Rappelons que, grâce à Guillaume Tourniaire, L’aube rouge vient d’être ressuscitée en octobre dernier au festival de Wexford.

Sarah Bernhardt dans La Sorcière, drame en cinq actes de Victorien Sardou

Les deux ouvrages lyriques suivants sont composés en partie simultanément : Hannele Mattern, et La Sorcière.

 

En 1903, l’écrivain et dramaturge Victorien Sardou (1841-1908) avait fait représenter un drame en cinq actes, La Sorcière dont le rôle-titre était confié à son actrice de prédilection : Sarah Bernhardt.

Si le théâtre de Sardou a aujourd’hui disparu du répertoire, il est l’un des auteurs les plus prolifiques et les plus célébrés dans la France du XIXème siècle. Comme avant lui Eugène Scribe, il connait tous les rouages de l’écriture dramatique et excelle aussi bien dans le drame historique (Patrie !, 1869, La Tosca,1887), la comédie (Madame Sans-Gêne, 1893), que dans les drames à l’antique qu’il écrit pour la grande Sarah (Théodora, Gismonda, ou Cléopâtre). Ses pièces obtiennent d’immenses succès, mais sa gloire s’estompera au XXème siècle qui verra en lui un infaillible constructeur d’intrigues, un maitre du « coup de théâtre », mais lui reprochera la superficialité de ses personnages et de leur approche psychologique.

Sardou participe lui-même à la rédaction des livrets de quelques opéras pour des musiciens aussi divers que Jacques Offenbach, Camille Saint-Saëns ou Gabriel Pierné. Dans le domaine lyrique il est cependant connu avant tout comme l’auteur de La Tosca, drame en cinq actes dont Illica et Giacosa tireront le livret de l’opéra de Giacomo Puccini.

La transformation de La Sorcière en livret d’opéra fut effectuée par le fils cadet de l’écrivain, André Sardou, lui aussi homme de lettres, qui vécut de 1881 à 1931. Si la postérité n’a pour ainsi dire rien retenu de son œuvre, il est néanmoins l’auteur de quelques pièces de théâtre : Tel chante le vieux coq, Par instinct et surtout L’Etau qui connut un certain succès lors de sa création en 1909. André Sardou est également l’auteur d’un essai publié en 1915, L'indépendance européenne : étude sur les conditions de la paix. Son livret, en prose, reste très fidèle à l’œuvre paternelle dont il se contenta d’élaguer quelques péripéties et de remanier divers éléments peu propices à la mise en musique. 

Dans le « Journal des débats » du 18 décembre 1912 Camille Erlanger raconte la genèse de son ouvrage :

 

Je n’eus pas l’heur d’assister à la première représentation de la Sorcière en 1903 au Théâtre Sarah-Bernhardt. Mais le lendemain de l’apparition de cette pièce, tous ceux de mes amis qui avaient été au nombre des privilégiés de cette soirée me dirent les mêmes paroles avec le même enthousiasme : « Quel magnifique drame lyrique il y aurait à écrire sur La Sorcière ! C’est à croire que Sardou destinait son drame à un musicien d’abord, à une scène lyrique ensuite » ; […] il y a trois ans [c’est-à-dire en 1909] je me rappelai du grand frisson que me firent ressentir (j’avais vu la pièce dans l’intervalle) notre grande Sarah Bernhardt, Marguerite Moreno et Edouard de Max à cet acte – si formidable d’intensité tragique – du tribunal de l’inquisition et entrevoyant tout ce que la musique pourrait ajouter à ce beau drame qui met aux prises la bonté et l’amour avec la cruauté et l’injustice des hommes, j’écrivis à mon excellent ami André Sardou […] pour lui demander si sa famille consentirait à ce que la Sorcière fût transformée par moi en drame musical et s’il m’y aiderait en écrivant lui-même le livret, nul n’étant plus qualifié pour accomplir, avec toute la ferveur voulue, ce travail délicat. Or la réponse, malgré des pourparlers déjà engagés par ailleurs, fut un oui si spontané que je lui garde la plus grande et la plus sincère reconnaissance… Je me suis mis aussitôt au travail et au mois de septembre 1911 -c’est-à-dire deux ans plus tard – je fis entendre ma partition à M. Albert Carré qui la reçut immédiatement. 

La Sorcière, écrite entre 1909 et 1912 confirme l’orientation prise par Erlanger avec Le Juif polonais puis avec L’Aube Rouge : un abandon des mythes et des légendes au profit d’une expression dramatique et musicale plus directe.

Toujours fidèle aux motifs conducteurs, Erlanger les emploie de manière moins systématique que dans Le Fils de l’Etoile.  Dans une interview parue le 14 décembre 1912, où on lui demande s’il a été sensible à l’élément pittoresque et descriptif, il s’en défend tout en livrant sa propre conception de l’œuvre : 

 

Vous n’y êtes point, me répondit M. Erlanger. J’ai tenté de justifier le qualificatif « drame musical » en ne sacrifiant pas, d’une part aux exigences de la scène, et en ne rognant pas les lois fondamentales du théâtre qui sont la vie et le mouvement. J’ai voulu être sincère avec mon art et avec mon cœur. La Sorcière est à la fois théâtre et musique

La Sorcière, manuscrit autographe de la partition pour chant et piano (Bibliothèque Nationale  de France)

L’action de se situe à Tolède. Zoraya – belle musulmane qui passe pour une sorcière en raison de ses dons de guérison – et le capitaine Don Enrique, le chef des archers de la ville, sont tombés follement amoureux l’un de l’autre. Ils courent les plus grands dangers, car les relations entre catholiques et musulmans sont passibles de mort par les tribunaux de l’Inquisition. Zoraya est sollicitée pour porter ses soins à Dona Joana, fille du gouverneur de Tolède, sujette à des crises de somnambulisme qu’elle veut cacher à celui qu’elle va épouser et qui n’est autre qu’Enrique ; l’apprenant incidemment Zoraya est bouleversée. Pendant la fête des noces, elle endort Joana d’un sommeil hypnotique et invective violemment son amant ; celui-ci la persuade que cette union n’est que pure convenance et persuade Zoraya de fuir avec lui. Leur conversation est entendue par un agent du Saint-Office qui se précipite pour arrêter la jeune femme mais qui est aussitôt tué par Enrique. Après une tentative de fuite manquée, les deux amants comparaissent devant le tribunal présidé par le cruel et pervers cardinal Ximenes.

Les juges ayant suscité les faux témoignages d’une folle et d’une malheureuse menacée de torture, la Mauresque est convaincue de sorcellerie et condamnée à être brûlée vive. Alors qu’elle approche du bûcher, le gouverneur de Tolède lui offre la grâce si elle réveille sa fille Joana. Zoraya accède à sa demande et, alors qu’elle va fuir avec Enrique, elle est cernée par la foule déchaînée qui réclame le supplice. Comprenant qu’elle n’en réchappera pas, les amants absorbent un poison et meurent dans un ultime baiser, avant que le corps de la « sorcière » ne soit jeté dans les flammes.

 

La création de La Sorcière a lieu au Théâtre de l’Opéra-Comique le 18 décembre 1912 et bénéficie d’interprètes prestigieux tels Jean Périer, créateur dix ans auparavant, du rôle de Pelléas et, dans le rôle-titre, la soprano Marthe Chenal (1881-1947). 

LA SORCIÈRE (1912) Camille Erlanger faisant 

travailler à Marthe Chenal le rôle de Zoraya

Aussi remarquable par la beauté de sa voix que par ses dons de comédienne, cette dernière est autant l’interprète d’élection que l’amie de cœur d’Erlanger, dont elle crée Bacchus triomphant en 1909 puis L’Aube rouge en 1911. Cette même année, elle succède à Mary Garden, dans le rôle de Chrysis, d’Aphrodite où elle remporte un véritable triomphe. On se souvient d’elle pour la Marseillaise que, drapée dans le drapeau tricolore, elle chante le 11 novembre 1918 sur les marches du Palais Garnier en présence de Clemenceau. Cet acte spectaculaire de patriotisme ne l’empêchera pas, devenue l’égérie de Francis Picabia, de participer aux activités du mouvement Dada au point d’accueillir dans son hôtel particulier de la rue de Courcelles le « réveillon Cacodylate » de la Saint-Sylvestre 1921… La Sorcière remporte un vif succès de la part du public, mais la critique se montre extrêmement partagée et l’ouvrage fait l’objet d’appréciations extrêmement contrastées. La représentation terrifiante de l’Eglise catholique montrée dans l’ouvrage ne pouvait manquer de faire réagir certains commentateurs, tel Jean Darnaudat, du quotidien d’extrême droite L’Action Française qui, avec de nauséabonds relents antisémites, assassine l’œuvre et pourfend le compositeur avec perfidie : 

 

[M.Erlanger] mérite hautement d’être classé parmi les malins. Il pratique un métier à lui où la musique est utilisée à des fins cruellement inférieures à sa dignité propre comme on utiliserait un cheval de sang pour tirer tout seul un énorme camion. Il y porte une habileté cruelle et barbare ; il crève la musique sous lui.

 

La critique est également très partagée quant au livret. La rapidité et les incessantes péripéties de l’action sont jugées peu propices à la musique, à moins d’appliquer à celle-ci les recettes du vérisme italien. Il faut dire que celui-ci est alors honni en France où on ne voit en lui que vulgarité racoleuse, une vulgarité due autant à la psychologie des personnages jugée primaire qu’à une hyper-expressivité mélodique et vocale, considérée comme une concession au public le moins cultivé. A ce titre les œuvres de Puccini, tout particulièrement La Tosca et Madame Butterfly suscitent chez les musiciens français une répulsion et un mépris qui paraissent aujourd’hui inexplicables. Le fait que comme La Tosca, La Sorcière trouve son origine dans une pièce de Victorien Sardou, induira de fréquentes mises en parallèle des deux œuvres. Ainsi, plusieurs critiques s’accorderont pour considérer que seule une musique du type de celle de Puccini pouvait convenir à un drame aux effets aussi crus, tout en louant Erlanger de ne pas avoir suivi cette voie. Tel Maurice Ravel, dans sa chronique de Comoedia illustré :

 

M. Erlanger est musicien et à aucun moment ne peut parvenir à le dissimuler. Dès lors, s’il n’était pas résolu d’avance à sacrifier ses dons naturels aux effets faciles de l’horreur vériste, on ne saisit pas le mobile qui a pu déterminer l’auteur de Saint Julien l’hospitalier à transformer en drame lyrique un mélodrame qui, à la rigueur, pouvait servir de prétexte aux formules surannées de l’ancien opéra.

 

Comme dans ses précédents ouvrages, Camille Erlanger bâtit sa partition autour d’un dense réseau de motifs conducteurs. Un article de Pierre Lalo dans Le Temps donne– jugements de valeur exceptés- une idée assez juste de la construction musicale :

 

L’harmonie est toujours embarrassée des redoutables accords qui depuis longtemps sont chers à M. Erlanger ; de ces quintes opiniâtres et agressives dont on était accompagné d’un bout à l’autre d’Aphrodite ; et sans doute dans la Sorcière elles semblent moins nombreuses que dans les ouvrages antérieurs ; […]. Et les procédés de développement n’ont pas changé ; c’est toujours une répétition ; répétition par compartiments d’une mesure, ou de deux, ou de quatre d’un même dessin mélodique, d’une même formule harmonique, à quoi succède une autre formule ou un autre dessin, qui est à son tour répété par compartiments. […] . 

 

D’autres commentateurs percevront l’originalité de La Sorcière avec plus de perspicacité.  C’est le cas de Reynaldo Hahn qui déclare dans les colonnes du quotidien Le Journal : 

 

M. Erlanger a prêté aux acteurs du drame une physionomie et une allure fort expressive, a su les animer, selon leur caractère, d’une vie chaleureuse, d’un accent sincère, vrai, communicatif, et, sous ce rapport, La Sorcière me parait marquer sur ses ouvrages précédents un progrès indéniable (si, toutefois, il n’est pas malséant d’employer le mot progrès en parlant d’un artiste aussi expérimenté et aussi parfaitement maître de son talent).[…] Ce que j’ai cœur à dire, c’est que La Sorcière […] est une œuvre intéressante, robuste, convaincue et musicale. J’insiste sur ce mot. On peut aimer ou ne pas aimer la nature musicale de M. Erlanger, mais on ne peut nier qu’il écrive en musique.

 

Le journaliste et polémiste Julien Torchet s’exprime également de manière très positive dans l’hebdomadaire Les hommes du jour :

 

« M. Camille Erlanger […] a l’honneur de déplaire aux jeunes sacristies et aux vieilles chapelles. Les premiers impriment : « oOn dirait de la musique fabriquée à la machine, orchestre épais et confus qui agglutine tous les timbres : on dirait une de ces pâtes où la cuiller tient debout ». Les autres, qui ont plus peur des nouveautés artistiques que des révolutions réclament pour le compositeur « la camisole de force et des douches ». Toutes ces aménités, parce que M. Erlanger n’accepte l’investiture de personne et qu’il entend garder son indépendance. […]

Heureusement, il n’est pas homme à s’émouvoir de ces jugements hypocrites. Ils l’émoustillent, au contraire, et précipitent sa marche en avant. La Sorcière l’a prouvé. Si en art le mot « progrès » avait un sens, je dirais que la dernière partition de M. Erlanger est en progrès sur les précédentes. Vous y retrouvez les mêmes qualités qui sont la marque de se son talent, l’intensité de la passion, la robustesse, le don d’évocation ; vous remarquerez aussi que ces qualités, autrefois distinctes comme séparées les unes des autres, se fondent aujourd’hui harmonieusement et tendent à plus d’unité et de simplicité. […]

 

La Sorcière est le dernier ouvrage lyrique d’Erlanger créé de son vivant ; à sa mort, il laisse deux opéras inachevés. 

Rare transposition d’un film à l’opéra, Forfaiture, créé en 1921, choque par la violence passionnelle et la crudité du livret. Certains critiques, affirment que la partition est restée largement inachevée par Erlanger et qu’elle a été terminée à la hâte par une main étrangère.  Faublas, lui, ne verra jamais les feux de la rampe et la partition, achevée par Paul Bastide, repose dans les réserves de la Bibliothèque Nationale de France.  En 1913, Erlanger avait terminé Hannele Mattern qui devait être monté l’année suivante à l’Opéra-Comique. Or, le livret était basé sur la pièce éponyme de Gerhard Hauptmann et pendant toute la guerre, il était inenvisageable de donner à Paris une œuvre tirée d’un auteur allemand, de surcroit signataire du Manifeste des 93, cet appel des intellectuels allemands justifiant les actions – et exactions - de l’armée du Kaiser. Peu en phase avec les révolutions esthétiques des années folles, la musique de Camille Erlanger, mort le 24 avril 1919, allait vite dans tomber dans l’oubli et Hannele Mattern réduire ses chances de se voir représenté. L’œuvre sera pourtant créée à Strasbourg en 1950 sans susciter beaucoup plus qu’une indifférence polie. Et c’est là certainement la dernière fois qu’une œuvre d’Erlanger sera représentée à la scène avant cette année 2023.  

 

Si Camille Erlanger s’impose avant tout comme compositeur lyrique, son catalogue comporte également de nombreuses mélodies, quelques pages pianistiques et symphoniques, ainsi qu’une musique pour La Suprême Epopée, film de propagande patriotique d’Henri Desfontaines, produit par le Service photographique et cinématographique des Armées, en 1919. Le style musical d’Erlanger se caractérise par la densité de l’écriture, l’abondance des motifs conducteurs et l’opulence de l’orchestration. Son langage harmonique n’hésite pas devant des audaces parfois surprenantes pouvant mener brièvement aux frontières de la tonalité. Il possède un don évident pour le décor musical, et sait planter celui-ci d’une manière saisissante en quelques mesures. Les grands épanchements lyriques, les élans mélodiques voluptueux font rarement partie de son vocabulaire. Ses qualités de dramaturge se cristallisent autour de son sens remarquable du décor sonore. Par la singularité d’un dessin mélodique ou d’un enchainement harmonique, il parvient à créer un cadre musical d’une remarquable efficacité, avec une force évocatrice qui lui permet de caractériser ses personnages, leurs personnalités et leurs états d’âme. Cette approche très théâtrale et en même temps non conventionnelle semble avoir déconcerté à l’époque autant les amateurs d’un art lyrique traditionnel enraciné dans la tradition Gounod-Massenet que les thuriféraires d’un « art nouveau » de l’opéra représenté par des compositeurs tels que Debussy, d’Indy ou Dukas. 

Camille Erlanger et Catulle Mendès, par Leonetto Cappiello (1904)

Aujourd’hui notre perception et notre grille d’appréciation de la musique lyrique se sont considérablement modifiées grâce aux bouleversements esthétiques apportés au vingtième siècle et l’on a appris à discerner la vérité dramatique et l’émotion ailleurs que dans l’effusion mélodique Dans cette perspective, il est probable que notre approche de la musique d’Erlanger sera différente que celle de ses contemporains, et peut-être saura-t-on la comprendre et lui trouver les qualités que maints auditeurs de la « belle époque » n’avaient pas été en mesure de discerner. Pour nous en convaincre, il va nous suffire de rejoindre le Victoria-Hall voisin où La Sorcière va, dans quelques instants, sortir d’un sommeil long de quelque cent-onze ans !

Jacques Tchamkerten, Genève le 12 décembre 2023

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